Thisbée remontait le Boulevard Saint-Germain d'un pas pressé. On ne l'attendait nulle part, elle rentrait simplement chez elle, mais elle détestait perdre du temps à observer le monde alentour. Cela ne servait à rien, les gens autour d'elles étaient simplement des anonymes insignifiants qu'elle soumettrait bientôt à son pouvoir. Quand au prétendu esprit magique de Paris pour lequel des milliers de touristes se déplaçaient chaque année, ce n'était pour elle qu'un mythe. Auquel elle contribuait : elle avait bien vu un ou deux touristes se retourner pour observer cette beauté française...

Elle rentrait de l'Opéra. Dans son sac à main en cuir sombre se trouvait LA flûte. Elle ne la quittait plus, elle avait trop peur de la perdre. Et puis, elle lui donnait du courage et une force insoupçonnée.

Bien sûr, elle n'avait pas encore eu le temps de l'utiliser. Elle était là depuis très peu de temps. Elle devait s'adapter à sa nouvelle vie : son appart', sa place à l'Opéra... Tout cela était assez exigeant. D'autant plus que son petit ami et ses parents n'arrêtaient pas de l'appeler pour lui demander comment elle allait, lui pompant tout le temps qui lui restait.

Elle repensa à la soirée d'hier. Elle était allée en boîte et avait flirté un peu avec un gars, François Zara, et elle avait essayé de l'ensorceler. Elle n'avait pas réussi, et elle se demandait pourquoi. Tante Tilda lui avait dit que cela ne fonctionnait que si le morceau était joué à la perfection, et cela pouvait donc être dû à une fausse note. Mais elle ne parvenait pas à comprendre à quel moment elle avait pu se tromper dans la mélodie. C'était comme si François était imperméable au sortilège...

Mais elle s'en remettrait. Ce n'était qu'un humain comme les autres, insignifiant, après tout. Elle se trouverait une autre cible... Et pourquoi pas là, maintenant ? Elle ralentit le pas et se mit à observer les passants autour d'elle, à la recherche d'une cible...

Le soleil s'élevait péniblement dans le ciel lorsqu'Alexis ouvrit les yeux. Dimanche, on était dimanche. Et son réveil sonnait de ce grand cri geignard et détestable, strident au possible et... de l'autre côté de son appartement.

" On est dimaaaaaaaaanche crétin !"

Dans un espoir désespéré, Alexis lançait à l'aveuglette son oreiller qui, vive l'entraînement militaire..., percuta violemment ledit crieur qui chuta de la table dans un craquement bruyant. Alexis s'arrêta de respirer. Il venait de briser pour la bonne cause le dernier cadeau de sa dernière copine en date. Zut. D'autant plus que ledit cadeau émettait de manière éraillée à présent mais encore plus stridente un son désagréable au possible. On était dimanche zut ! Alexis grogna et se retourna dans son lit, sa main pendant lamentablement par terre. Main qui attrapa un jogging qui traînait par la. On était dimanche. Et le dimanche, c'était sport pour le policier. Non pas sport dans le sens ou tout était calculé à la minute près, ou aucun temps libre n'était ménagé, mais bien sport dans le sens ou il allait faire du sport. C'était une sorte de routine qu'il avait aménagé dans sa vie de solitaire célibataire et il fallait l'avouer, entre les soirées Radio-Bière-Foot et les nuits Bar-Alcool-à-foison, tout cela n'entretenait pas réellement sa ligne. A vrai dire, Alexis sentait bien un très léger laisser-aller. Léger au point que même lui s'en rendait compte, c'était pour dire. Aussi Alexis, avec une certaine vaillance, prit son courage à deux mains et à deux pieds (les deux mains seules ne suffisant pas à contenir tout le courage nécessaire à cette action) et sortit lentement de son lit douillet. Le ciel gris n'était pas vraiment attirant. Mais il aimait courir alors...

Quelques quart d'heures après, deux exactement, Alexis était en bas de son immeuble, trottinant sur place pour réveiller ses muscles. Son sweat gris à capuche masquait partiellement son visage et surtout, masquait le holster qu'il avait sur son tee-shirt. Le port d'arme était peut être légalement interdit en France, Alexis ne restait pas moins un militaire dans l'âme et un chasseur et surtout, il ne supportait pas de se séparer de son 9mm, si jamais il rencontrait un loup garou... Il lui fallait absolument être capable d'éliminer cette menace rapidement. Ces monstres étaient son terrain de jeux, certes, mais surtout, ils étaient des meurtriers sanguinaires qui mettaient en danger la population. Alexis consulta sa montre, enclencha le chronomètre et partit en courant dans les rues de Paris. Généralement, il parcourait bien un bout de chemin avant d'atteindre ses limites de simple mortel, et il avait bien l'intention de battre son record. Prenant un rythme assez élevé mais qui pour lui était un rythme de croisière, Alexis courrait au milieu de la rue peu fréquentée. Ce ne fut qu'au niveau de Notre-Dame qu'il opta pour les trottoirs et du ralentir un temps soit peu le rythme; les parisiens marchaient certes vite, mais ils n'appréciaient pas trop non plus qu'un jeune homme court sur les trottoirs sans délicatesse, les obligeant à se décaler.

Lorsqu'Alexis arriva en trombe sur le Boulevard Saint Germain, seules deux trois gouttes de sueur perlaient sur son front et il avait rabattu sa capuche dans son dos. Ses yeux noirs fixèrent alors une sortie de métro et regardèrent rapidement s'il n'y avait pas trop de monde. Parfait. Alexis fronça les sourcils et piqua un sprint pour se dérouiller davantage les muscles. Il n'avait juste pas prévu qu'une jeune femme ne regarde pas devant elle ni qu'elle, de ce fait, ne s'écarte pas. Alexis voulut freiner mais malheureusement, il trébucha sur un parapluie qui traînait par terre et s'étala devant la jeune femme, heureux cependant de ne pas l'avoir heurtée. Prestement, il se releva et contempla assez éberlué mais amusé les écorchures qu'il venait de se faire. Mais il s'en fichait pour le moment. Il voulait savoir si la jeune femme n'avait rien, histoire de ne pas avoir de traumatismes sur la conscience.

" Mademoiselle ! Vous ai-je fais mal ? Je suis d'une maladresse, c'est... inconcevable. J'espère que vous n'avez rien !"

Bien sûr, ses propos n'étaient que du vent mais il lui fallait s'assurer qu'il n'avait rien fait de mal avant de repartir. D'ailleurs, il n'avait pas envie de draguer quelqu'un aujourd'hui, sa dernière tentative au bar ayant été désastreuse, et surtout pas quelqu'un qui l'avait vu étalé par terre pour ne pas la faire tomber elle. Bref. Ce n'était pas glorieux, et encore moins lui-même. Ce serait d'ailleurs mieux pour lui s'il s'éclipsait dès à présent. Mais s'éclipser en boitillant n'était pas vraiment l'idéal. Plaquant un air nonchalant et détaché sur son visage, Alexis soulagea sa cheville droite qui le lançait un peu en s'adossant discrètement à un poteau.

Thisbée passa lentement devant une station de métro, observant les gens qui entraient et sortaient. Elle ne vit aucun visage qui l'attira. Ce n'étaient que des Parisiens pressés. Aucun de vraiment intéressant. Elle continua à avancer. Elle cessa d'observer les passants, à demi lassée et dégoûtée par leur insignifiance. Elle se mit à réciter un air de flûte dans sa tête, la mélodie majeure, celle qui lui permettait de soumettre les humains à son charme, en regardant loin devant elle, loin au-dessus des têtes des gens, loin, loin, loin...

Elle en était à son moment préféré, à l'accélération dramatique et cruciale, lorsqu'un coureur portant un sweat gris à capuche trébucha sur un parapluie et s'étala lamentablement devant elle, interrompant ses réflexions. Heureusement, il ne la toucha pas, ce qui aurait encore plus détérioré son humeur : elle ne voulait pas être salie par de tels représentants du bas peuple parisien. Elle plongea rapidement la main dans son sac et caressa sa flûte, apeurée à l'idée qu'elle puisse se briser. Elle n'avait rien. Thisbée poussa un soupir de soulagement et reporta son attention sur celui qui venait de s'étaler aussi lamentablement devant elle.

Le coureur maladroit se releva et regarda ses écorchures. Puis il lui demanda :

" Mademoiselle ! Vous ai-je fais mal ? Je suis d'une maladresse, c'est... inconcevable. J'espère que vous n'avez rien !"

Il sembla ensuite se désintéresser complètement d'elle pour aller s'adosser un poteau. Thisbée se dit que c'était vraiment un goujat. Pour une telle offense, il aurait quand même pu attendre, le regard suppliant, qu'elle daigne lui accorder un pardon magnanime et immérité... Elle se sentit cependant une âme généreuse, sûrement dûe au beau temps, et lui répondit :

"Tout va bien, Monsieur, vous ne m'avez pas touchée. Mais si vous voulez piquer des sprints, évitez les boulevards bondés."

Elle allait le planter là et poursuivre son chemin lorsqu'un détail attira son attention. Le sweat à capuche du coureur s'était déplacé à cause de la chute et laissait maintenant entrevoir un éclat métallique singulier. Elle écarquilla les yeux pour mieux voir. Cela ressemblait, mais oui, à une arme.

Il y avait quelque chose de louche sous son sweat, Thisbée en était sûre. Elle se mit à réfléchir très vite, mais fut vite interrompue par le coureur :

"Et vous, regardez devant vous lorsque vous marchez. Ca éviterait aux coureurs un arrêt... brutal."

Le goujat ! Non seulement il manquait de la salir, mais en plus, il rejetait la faute sur elle ! Le rire qu'il lança sonnait faux et ne la trompait pas. Cet homme était vraiment égocentrique. Elle réfléchit à un moyen de l'humilier et de lui montrer que elle, Thisbée Echo, joueuse de flûte, était supérieure à lui. Peut-être pourrait-elle le faire chanter et menacer de révéler qu'il portait une arme ?

Remarquant le regard de Thisbée, l'homme remit son sweat en place et sortit des lunettes de soleil. Oui, il avait définitivement quelque chose à cacher. Thisbée hésita à lui demander des explications, mais se dit finalement que ce ne serait pas une bonne idée : il pourrait se mettre en colère et s'il avait effectivement une arme à feu, elle n'aurait pas le temps de sortir sa flûte. D'autant que l'on était au beau milieu d'un boulevard bondé et qu'elle devrait ensorceler tous les humains alentours. Environ 3 jours de morceaux ininterrompus, calcula-t-elle. Elle préféra donc se taire, même si elle détestait, mais vraiment détestait ne pas pouvoir assouvir sa curiosité.

Elle le détesta encore plus quand il se raccrocha à elle pour ne pas tomber. Elle n'était pas un poteau, que diable ! Elle hésita à lui flanquer une gifle, mais se rappela de l'arme. Qu'elle était contrariante, cette arme. Sans elle, cet homme serait déjà en train de sangloter pitoyablement de honte à ses pieds. Mais elle, Thisbée, n'a pas besoin de cela pour être impériale...

Le coureur bredouilla de vagues excuses :

"Je vous prie de m'excuser une deuxième fois ! Visiblement ma cheville a pris un coup, mon dérapage pour ne pas vous heurter n'était apparemment pas si contrôlé que ça !"

Tu ne contrôles rien du tout, imbécile, pensa Thisbée. Tu n'es qu'un pauvre type et je vaux mieux que toi. Elle commençait à être vraiment, mais vraiment énervée. Elle ne pourrait pas supporter de rester une minute de plus avec lui. Vraiment, elle détestait le bas peuple. Quand elle serait la reine de Paris, il faudrait qu'elle pense à mettre en place tout un cérémonial pour rester le moins de temps possible à leur contact. Ils devraient l'appeler "Maîtresse vénérée". Ou peut-être "Votre Altesse sérénissime" ? Bah, elle aurait tout le temps de se décider plus tard.

" Excusez moi, auriez vous un téléphone portable ? J'habite assez loin d'ici et je me vois mal rentrer à pied..."

Thisbée répondit du tac au tac, agacée :

"Quel intérêt j'aurais à faire ça ? Je te rappelle que tu es tombé sur moi et que tu t'es mis dans un tel état tout seul, je ne vois vraiment pas en quoi cela me concerne."

Il dépassait vraiment les bornes. Elle passa à un tutoiement de mépris pour bien lui signifier son infériorité. Mais bon. Elle n'excluait pas totalement la possibilité qu'elle puisse l'aider, mais il faudrait vraiment qu'il soit convaincant. Très convaincant, même. Sinon, il n'aurait qu'à prendre le métro avec les autres de son espèce.

Et il faudrait qu'il se décide vite. Très vite, même. Elle dégagea son épaule de la main du coureur, qui chancela sur ses pieds. Puis elle commença à se retourner.

Les gens font toujours des promesses déraisonnables quand ils sont à cran, pensa-t-elle, en espérant qu'encore une fois, elle démontrerait sa supériorité dans l'art de la manipulation.

Thisbée entendit avec ravissement le soupir ulcéré de ce coureur. Elle lui avait montré qui avait le pouvoir ! Elle l'avait humilié ! Elle se sentait terriblement puissante. Elle s'attendit à une tirade d'insultes, ce qui lui aurait encore plus permis de mépriser son adversaire puisqu'elle aurait continué son chemin, indifférente, lui montrant par là sa supériorité naturelle. Mais la réaction du jeune homme fut toute autre que ce qu'elle prévoyait. Il lui répondit très calmement :

"Je ne suis pas un gentil petit monsieur. Et je ne suis pas non plus un grand méchant pas beau. Mais je suis les deux. Je ne vais pas te supplier de m'aider, mais si j'ai un accident le temps de rentrer chez moi, tu peux être jugée pour ne pas m'avoir aidé. Ce serait dommage non ? Pour vous surtout..."

Voilà qu'il se défendait par une attaque. Et une attaque efficace. La police était sa plus grande peur depuis qu'elle avait un peu aidé la mort de Tante Tilda. Il ne fallait surtout pas qu'elle soit rattrapée par la police. Ils pourraient découvrir des choses et... Elle s'arrêta, l'espace d'un instant, retourna la tête, puis regarda de nouveau devant elle vivement. L'homme était parti vers la station de métro. Le rappeler maintenant serait louche. Il avait quand même l'air dangereux, avec un peu de malchance, il était psychologue, et il verrait que quelque chose l'avait bouleversée dans ce qu'il avait dit. Oui, mieux valait ne rien dire, et espérer que ses paroles n'aient aucune conséquence.

Thisbée continua donc son chemin. Elle repensait à la conversation qu'ils avaient eus. Oui, quelque part, elle avait mal joué. Elle avait rajouté une difficulté à la liste de celle qu'un joueur de flûte rencontrait habituellement. Si jamais elle le recroisait, et qu'il la reconnaissait, alors... Elle se rassura en se disant qu'il ne connaissait même pas son nom, que Paris était une grande ville, qu'il y avait très peu de chances qu'elle le revoie un jour, par hasard, dans la rue...

Elle aurait cependant bien aimé en être certaine...